Saisi dans l'intimité de la création, un entretien exclusif entre l'oeuvre et sa créatrice.
Moi: Eh bien, ça y est, nous y sommes. Après plus d'un mois passé ensemble, tout près, à te façonner, à t'envisager, à te modeler couche après couche... te voilà terminé, en face de moi, détaché, autonome...tu ne m'appartiens déjà plus...
La création: Tu as l'air surprise? Mais n'est-ce pas le dessein de toute création? Bien sûr, que je vais exister sans toi à présent! Tu m'as donné la vie, je la prends!
Moi: Surprise non, pas vraiment. Plus j'avançais dans ta conception et plus je sentais bien que tu m'échappais... Il y a même eu des moments où je ne pouvais plus te voir en peinture, j'aurais voulu que tu disparaisses! Que tu n'aies jamais existé dans ma tête! Parce que, je peux te le dire maintenant, t'as pas toujours été très conciliant! Tes revendications incessantes ne m'ont pas rendu la tâche facile: "...Et je ne veux pas de chaussures! Je veux pouvoir sentir le sol, la terre, je ne veux pas de barrière à me sentir ancré dans la vie!". Est-ce que tu sais combien c'est difficile de donner forme à un pied?
La création: Allons, allons, ne me mets pas tout sur le dos! Tu es restée aux commandes jusqu'au bout! Je n'ai pas décidé de la couleur du costume, tu ne m'as pas demandé mon avis! Mais bon, ce n'est pas si mal, le noir, finalement. Un dandy en redingote rouge, ça aurait fait moins sérieux... Et puis, je n'ai pas envie que l'on se quitte fâchées...
Moi: Parce que tu comptes déjà t'en aller?!
Le dandy: Non... mais je sais bien que tu vas très vite passer à autre chose. C'est plus fort que toi... Je l'ai senti dès le dernier coup de pinceau.
Moi: En te créant, je me préparais aussi à ton départ possible, comme un enfant que l'on aide à grandir et qui un jour prend son envol... Au fond de soi, on voudrait retarder ce moment. Celui du détachement. Toute création fait partie d'un parcours, d'une construction personnelle. Toute nouvelle création n'efface pas la précédente, bien au contraire, elle s'en nourrit. Je ne pourrai pas t'effacer, tu fais partie de moi aujourd'hui et à jamais...tu me fais avancer, c'est énorme! Je devrais te remercier.
Mais, je n'ai pas d'influence sur ta propre histoire à venir, ni sur ce que les gens vont penser de toi ou les interprétations que tu vas susciter... C'est bien, je trouve, qu'il y ait une part de mystère dans l'oeuvre que le créateur ne peut maîtriser. C'est Pinocchio qui échappe aux attentes de Gepetto.
Le dandy: Waouh! En fait, tu me la donnes vraiment la liberté?
Moi: Oui. Sans te renier.
Le dandy: C'est donc l'acte de créer qui t'importe?
Moi: Oui. Je l'avoue. C'est purement égoïste. J'en ai besoin, de cette recherche, je ne peux pas bien l'expliquer, je ne sais pas vers quoi elle me mènera, mais je sens bien que je ne peux plus m'en passer.
Le dandy: Alors, nous n'avons plus qu'à nous souhaiter une bonne route?
Moi: Oui une bonne route.
Mais tu sais, tu peux rester encore un peu, tu n'es pas tout seul ici, à l'atelier, tu as des frères et soeurs qui seront ravis aussi que tu ne prennes pas ton indépendance tout de suite. L'important, c'est que tu saches que tu es libre maintenant...